vendredi 23 juillet 2010

À gauche du chêne (A la izquierda del roble) - Mario Benedetti

À gauche du chêne





Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé
mais le Jardin Botanique est un parc endormi
dans lequel on peut se sentir arbre ou prochain
toujours et seulement quand s'accomplit une condition préalable.
Que la ville existe tranquillement au loin. 
Le secret est de s'appuyer disons sur un tronc
et d'entendre au travers de l'air qui contient des bruits morts
comment galopent les tramways sur Millan et Reyes.


Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé
mais le Jardin Botanique a toujours eu
une agréable propension aux rêves
à ce que les insectes montent sur les jambes
et à la mélancolie qui descend dans les bras
jusqu'à ce qu'on ferme les poings et qu'on l'attrape.

Après tout le secret est de regarder en haut
et de voir comment les nuages se disputent les cimes
et de voir comment les nids se disputent les oiseaux.

Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé
ah mais les couples qui fuient au Botanique
puisqu'ils descendent d'un taxi ou descendent d'un nuage
parlent habituellement de choses importantes
et se regardent fanatiquement dans les yeux
comme si l'amour était un très court tunnel
et qu'ils se contemplaient de l'intérieur de cet amour.

Ces deux-là par exemple à gauche du chêne
(on pourrait aussi l'appeler amandier ou araucaria
grâce à mes lacunes sur Pan et Linneo)
parlent et on dirait que les paroles
s'arrêtent émues pour les regarder
puisque jusqu'à moi n'en parviennent même pas les échos.

Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé
mais c'est très joli d'imaginer ce qu'ils disent
surtout si lui mord une petite branche
et elle laisse un soulier sur l'herbe
surtout si lui a les os tristes
et elle aimerait rire mais ne peut pas.

Pour moi c'est que le jeune homme dit
ce qui se dit des fois dans le Jardin Botanique
Hier l'automne est arrivé
le soleil d'automne
et je me suis senti heureux
comme il y a longtemps
que tu es jolie
je t'aime
dans mon rêve
de nuit
on entend les klaxons
le vent sur la mer 
et cependant celui-ci
aussi est le silence
regarde-moi ainsi

je t'aime
je travaille avec goût
je fais des chiffres
des fiches
je discute avec des crétins
je me distraies et blasphème
donne-moi ta main
maintenant
puisque tu le sais

je t'aime
je pense des fois à Dieu
bien, pas tellement souvent
je n'aime pas voler
son temps
et en plus il est loin
tu es à côté de moi
en ce moment même je suis triste
je suis triste et je t'aime
puisque passeront les heures 
la rue comme une rivière
les arbres qui aident
le ciel
les amis
et quelle chance
je t'aime
il y a longtemps j'étais enfant
il y a longtemps et qu'importe
le hasard était simple
comme entrer dans tes yeux
laisse-moi entrer
je t'aime
heureusement je t'aime.

Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé
mais il se peut que soudain on se rende compte
qu'en réalité il s'agit de quelque chose de très désolé
un de ces amours de tantale et hasard
que Dieu n'admet pas parce qu'il est jaloux.

Figurez-vous qu'il accuse tendrement
et qu'elle s'appuie sur l'écorce
figurez-vous qu'il traite de souvenirs
et qu'elle est mystérieusement consternée.

Pour moi c'est que le jeune homme dit
ce qui se dit des fois dans le Jardin Botanique
Tu l'as dit
notre amour
a été depuis toujours un enfant mort
seulement des fois il semblait
qu'il allait vivre
qu'il allait nous vaincre
mais nous avons tous deux été si forts
que nous le laissons exsangue
sans son futur
sans son ciel
un enfant mort
seulement cela
merveilleux et condamné
peut-être aurait-il un sourire
comme le tien
doux et profond
peut-être aurait-il
une âme triste
comme mon âme
peu de choses,
peut-être apprendrait-il avec le temps
à se développer
à utiliser le monde
mais les enfants qui arrivent ainsi
morts d'amour
morts de peur 
ont le coeur tellement grand
qu'ils se détruisent sans le savoir
tu l'as dit
notre amour
depuis toujours a été un enfant mort
et quelle vérité dure et sans ombre
quelle vérité facile et quelle peine
j'imaginais qu'il était un enfant
et il était simplement un enfant mort
Et maintenant que reste-t-il
il reste seulement
à mesurer la foi et que nous nous souvenions
ce que nous aurions pu être
pour lui
qui n'a pu être le nôtre
quoi de plus
peut-être quand arrivera
un vingt-trois d'avril et un abîme
toi où que tu sois
apporte-lui des fleurs
que j'aille aussi avec toi.

Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé
mais le Jardin Botanique est un parc endormi
qui se réveille seulement avec la pluie.

Maintenant le dernier nuage a réussi à s'arrêter
et il nous mouille comme de joyeux mendiants.

Le secret c'est de courir avec précaution
pour ne tuer aucun escargot
et ne pas marcher sur les champignons qui en profitent
pour nager désespérément.

Sans prévenir je me retourne et ils continuent
ces deux-là à la gauche du chêne
éternels et cachés dans la pluie
se disant on ne sait quels silences.

Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé
mais quand la pluie tombe sur le Botanique
restent ici seulement les fantômes.

Vous pouvez vous en aller.
Je reste.
Traduction Jean McComber, printemps 2010.

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