La question du sujet

Parmi les multiples voix à l'intérieur d'une personne qui peuvent dire moi et je, il y en a une toute particulière qui est comme l’occupant d'une maison qui regarderait à l'extérieur en se déplaçant d'une fenêtre à l'autre.

Lorsque le bon Père Delisle m'enseignait la syntaxe à l'école, il disait que le sujet c'est celui qui fait l'action dans la phrase. Ou, au pire, celui qui la subit dans un mode passif. Il y a longtemps que ces leçons de syntaxe ne sont plus d'actualité, on a maintenant d'autres façons de définir le sujet. En dehors de la grammaire, certaines personnes paraissent être sujets de leur propre vie; par contre d'autres semblent fonctionner au mode passif, se faisant gérer par les événements. Ainsi, certains, vers la fin de leur vie, donnent l'impression d'être figés dans une attente du coup final, du dernier événement. Jean Monbourquette a intitulé son livre à juste titre, « Mourir en vie ». C'est ce qui semble se produire chez d'autres personnes, qui, jusqu’à la dernière minute, et, bien que la vie se retire graduellement d'eux, demeurent vivantes dans la capacité d'être là dans leur expérience.

La psychosynthèse propose les mots « soi » ou « Je » pour décrire cette expérience.

Lui donner un nom c'est tenter de préciser ce sur quoi porte notre attention. Cela peut-être utile pour savoir de quoi parlons-nous. Cela présente cependant des inconvénients. Lui donner un nom, c'est le circonscrire; il devient « cela » et pas d'autre chose. Le nom trace une certaine frontière. Or le sujet est totalement subjectif et se déplace comme le photographe qui regarde dans son objectif. On a découvert une photographe Vivian Maieer (http://vivianmaier.blogspot.com/) qui a laissé à sa mort des milliers de photos urbaines. Plusieurs n'étaient même pas développées. Ces photos n'avaient jamais été vues, sinon par la photographe elle-même au moment du déclic. On imagine facilement un éclair de vie dans l’œil de cette personne au moment où elle perçoit en marchant dans la ville une scène de rue, un événement qui pour la plupart d'entre nous n'est que de l'ordinaire.

Au début de ma carrière, en centre d'accueil pour adolescent, je travaillais dans le pavillon d'admission. Plusieurs parmi les jeunes semblaient avoir été saisis par la vie, bousculés par elle, incapables de la saisir; ils étaient devant et non pas derrière l'objectif de la caméra. Des objets et non pas des sujets. Et notre travail d'éducateur consistait à tenter d'éveiller en eux une certaine «sujéité ». « Réalise-tu que tu t'en vas dans un cul-de-sac, que ce qui te guette dans l'avenir c'est la prison? Tu n'as aucun projet de vie qui t'allume, qui te fasses vibrer sinon la surdose d'excitation du moment qui engourdit tout. Réveille-toi, commence à te faire une vie à toi ». Quelques fois, on avait l'impression qu'il n'y avait personne à l'intérieur d'une caverne vide, que notre voix y résonnait sans éveiller un écho. Nous étions devant le spectacle d'une personne emportée par la colère, ou l'envie du pouvoir, ou la rage de détruire ou le besoin de disparaître dans l'euphorie d'une drogue. Une personne, étais-ce bien une personne?

Une personne vivante, animée, habitée ne peut être photographiée que par une image qualitative. C'est nécessaire de saisir la qualité. Pourtant dans notre société matérialiste on a l'impression que seule l'objectif est réellement réel. Ça se compte, ça se mesure, c'est du solide. L'étincelle de vie qui s'allume en vous lorsque vous songez à telle ou telle chose, lorsque vous rencontrez une personne attendue existe-t-elle vraiment ?

Borgès a écrit une page magnifique sur la « recherche » intérieure du sujet:
C'est à l'autre, Borgès, celui à qui les choses arrivent. Moi, je marche dans Buenos Aires et je m'arrête, au hasard, un peu mécaniquement, pour regarder l'arche d'un vestibule et une porte d'entrée; de Borgès je reçois des nouvelles par le courrier et je vois son nom dans un habit trois pièces de professeurs ou dans un dictionnaire biographique. J'aime les sabliers, les cartes géographiques, la typographie du XVIIIe siècle, les étymologies, la saveur du café et la prose de Stevenson; l'autre partage ces préférences, mais d'une façon vaniteuse qui les convertit en attributs de comédien. Il serait exagéré d'affirmer que notre relation est hostile; je vis, je me laisse vivre pour que Borgès puisse tramer sa littérature et cette littérature me justifie. Je confesse sans difficulté qu'il a réussi certaines pages valides, mais ces pages ne peuvent pas me sauver peut-être parce que ce qui est est bon n'est de personne, même pas de l'autre mais plutôt du langage ou de la tradition. Pour les autres, je suis destiné à me perdre définitivement et à peine quelques instants de moi pourront survivre dans l'autre. Peu à peu je continue à tout lui céder, même si je suis conscient de son habitude perverse de tout fausser et de tout magnifier. Spinoza a compris que toutes les choses veulent conserver leur être; la pierre veut éternellement être une pierre et le tigre un tigre. Je dois demeurer en Borgès, non en moi (si tant est que je suis quelqu'un), mais je me reconnais moins dans ses livres que dans ceux de plusieurs autres ou encore dans le grattage d'une guitare. Il y a des années, j'ai tenté de me libérer de lui et je suis passé des mythologies de faubourg aux jeux avec le temps ou avec l'infini, mais actuellement ces jeux sont ceux de Borgès et je devrai penser à autre chose. Ainsi ma vie est une fuite et je perd tout et tout appartient à l'oubli ou à l'autre.
Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page1.
Dans ce texte de deux paragraphes Borgès nomme d'une façon très vivante à la fois cette expérience d'être un sujet créateur, et la constatation que chaque attribut concret (le rôle de professeur, les oeuvres écrites) émane du sujet mais n'est pas le sujet. Il a y l'édifice Borgès, et il y a « yo2 » qui habite cet édifice. Le second paragraphe, « Je ne sais pas lequel de nous deux a écrit cette page » décrit bien une certaine insaisissabilité de cette expérience.
Je dirais pour ma part que la relation entre le « yo » et Borgès c'est la relation entre l'intérieur et l'extérieur, deux facettes de la même médaille. Il est actuellement important de nommer et de souligner la facette intérieure parce que c'est la plupart du temps la facette externe qui retient l'attention. 
1Jorge Luis Borges, Páginas escogidas, Casa de las Américas, La Habana, 1988.
2Yo en Espagnol, signifie je.