mardi 14 septembre 2010

Quel 11 septembre?

Le 11 septembre 1973, la CIA mettait à exécution son coup d'état contre Salvador Allende, démocratiquement élu à la tête du gouvernement chilien. On le sait il fut remplacé par Pinochet, dictateur sanguinaire mis en place par le gouvernement des États Unis.
Dans cet article publié par Pagina/12, José Pablo Feinmann nous propose de réfléchir aux parallèles entre les deux événements.





Hier (le 11 septembre), ils ont tué Savaldor Allende
Par José Pablo Feinmann, paru dans Pagina/12, le 12 septembre 2010.

Il serait utopique de ne pas croire que le monde se souviendra du 11 septembre des Tours Jumelles avant celui du Chili. Celui des Tours a eu une audience en simultané, un public stupéfait qui assistait en en le partageant, sur le vif et en direct a un des événements les plus puissants de l'histoire humaine. Non moins puissant fut celui du Chili, mais nous y étions plus accoutumés. Cependant, à peine s'était déployée la terreur pinochetiste que nous savions que ceci était nouveau, qu'il n'y avait pas d'antécédents. La même chose est arrivée avec la terreur de la Junte argentine.


Je ne sais si on a réfléchi sur un point (sans aucun doute, oui ; mais cela mérite d'être offert une nouvelle fois à l'analyse) : l'événement des Tours et celui du Chili non seulement partagent la même date, mais ont beaucoup plus en commun. Le pays des Tours (l'Empire) fut la cause directe du septembre chilien. Le Chili n'a rien à voir avec la chute des Tours. Mais les États Unis ont fait le coup d'état de Pinochet, ils ont inventé Pinochet et ils ont assassiné Allende. Cela faisait partie de la politique qui avait été octroyée pour gérer les choses dans ce qu'ils appellent leur « arrière-cour ».

Depuis qu'il était parvenu à la présidence, Kennedy, qui était un anticommuniste furieux, avait annoncé que, durant ce qu'on a appelé la période de la Guerre Froide, les actions belliqueuses directes n'auraient pas lieu entre les deux blocs hégémoniques. Il y avait en celles-ci un excès de technique belliqueuse qui les empêchait. La terreur nucléaire recommandait une prudence excessive que les deux colosses ont exercée soigneusement. Les luttes se sont donc faites en d'autres latitudes.

Ils ont tardé à remarquer qu'en Amérique Latine les communistes avaient pris possession de Cuba, brillant travail de ces barbus qui avaient séduit et trompé la CIA en se disant démocratiques, et que la CIA avait cru qu'ils venaient seulement leur jeter à terre ce sergent Fulgencio Batista, un sanguinaire non-présentable, qui avait fait de Cuba un bordel et un tripot pour la mafia. Ils ont appuyé les jeunes hommes de Fidel qui leur ont réservé une énorme et très mauvaise surprise : le chef s'est défini et a défini son mouvement comme marxiste-léniniste. Ils ont décidé d'apprendre la leçon : jamais plus un Castro en Amérique latine. Parce que les États-Unis disaient ne pas prétendre s'approprier du monde comme les Soviétiques, mais en vérité ils le dominaient presque déjà ou c'était leur objectif. Avec raison, le professeur Chalmers Johnson a considéré qu'il y avait plus de symétrie entre les politiques de l'Union Soviétique et des États Unis que ce que les nord-américains désiraient reconnaître. « Si au cours de la Guerre Froide l'Union Soviétique intervint manu militari en Allemagne de l'est (1953), en Hongrie (1957) et Tchécoslovaquie (1968), les États Unis ont articulé le coup d'état en Iran (1963), l'invasion du Guatemala (1954) et de Cuba (1961), ils ont occupé militairement la République Dominicaine (1965) et sont intervenus en Corée (1950) et au Vietnam (où ils ont supporté des dictatures et ont tué un nombre plus grand de personnes que l'Union Soviétique dans ses interventions réussies) ». (Chalmers Johnson cité par Luis Alberto Moniz Bandera dans son essai remarquable: La formacion del Imperio Americano – La formation de l'empire américain - ). Dans une comparaison inévitablement odieuse et désagréable, il est possible que la CIA soit et ait été une organisation plus cruelle, plus assassine et surtout plus responsable de l'arrivée au pouvoir de régimes génocides que le KGB soviétique. La moitié du monde ou plus ne dirait pas cela à cause de la domination, la suprématie qu'occupent les média dans la formation de la subjectivité des personnes. Le cinéma, par exemple (grand instrument de propagande des États Unis) a toujours montré un agent du KGB comme quelqu'un plus sinistre que celui de la CIA, qui, fréquemment, est le héros du film. Jack Ryan, sans chercher plus loin, a eu l'air et le charisme de Harrison Ford. Qui, au KGB, pouvait rivaliser avec lui ? Mais un sérieux problème est apparu à l'administration Nixon. En 1970, le socialiste Salvador Allende, candidat de l'Union Populaire, gagna de façon indiscutable les élections au Chili. En dépit du fait que Allende propose une « voie pacifique » ou une « voie démocratique » au socialisme, Richard Nixon l'a haït dès le premier jour. Et depuis ce jour il s'est proposé de l'éjecter du gouvernement. Ici je dois mentionner deux documents fondamentaux avec lesquels je travaille ces questions et qui doivent (je crois) être consultés : l'un est presque une autobiographie de Robert McNamara et s'intitule La niebla de la guerra – Le brouillard de la guerre – et l'autre est une petite œuvre maîtresse de Christopher Hitchens Los juicios de Henry Kissinger – Les procès de Henry Kissinger – . Dans cette dernière, Hitchens nous montre la passion que met Kissinger à satisfaire son chef Nixon et à lui démontrer qu'on peut faire avec un pays tout ce que les États Unis désirent. Il n'en est pas de même avec le Chili parce qu'Allende vient de gagner très honnêtement « et nous nous respectons la démocratie ». Nixon accepte ce dogme, mais pour lui il est clair – au cas d'en venir à imposer une dictature – que c'est toujours mieux une dictature non-communiste qu'une dictature communiste (Voir Luis Alberto Moniz Bandeira, La formacion del Imperio Americano, p. 278). Elles partageaient sûrement ce critère, les compagnies qui ont annoncé la gravité de l'événement : la ITT, la Pepsi-Cola et la Banque Chase Manhattan. Toutes ont communiqué avec le président de la CIA, Richard Helms. Nixon aussi l'a fait dans une réunion éclair : il s'est assis, a bu un verre d'eau, a dit une couple de choses et est parti. Il a destiné 10 millions de dollars pour déstabiliser le « fils de pute », - il l'appelait SOB –, il a demandé une action immédiate, mettre de côté l'ambassadeur, mettre les meilleurs hommes à la tâche et en 48 heures détériorer l'économie. À partir de ce moment commencerait le travail sérieux.

Kissinger avait une bonne estime de l'habileté politique de Allende : dans tous les médias celui-ci démontrerait qu'il n'était pas un satellite soviétique à la Castro, ni même un gouvernement ouvertement communiste. Mais il n'était pas disposé à montrer qu'il le croyait. En résumé, entre Nixon et Kissinger il fut décidé de couler Allende à partir du premier jour de son arrivée au pouvoir. Ainsi se fait l'histoire. Pendant qu'en Amérique latine on fêtait le grand pas de l'arrivée au pouvoir par une élection libre et démocratique d'un gouvernement socialiste (même si ce n'était que par une légère marge : l'Union Populaire avait atteint seulement 36,2%), dans les bureaux de la CIA ou dans le bureau plus privé de Nixon le travail de destruction était déjà en route. Précisément dans Los juicios de Kissinger, le faucon Alexander Haig (qui s'est promené par ici – en Argentine – en tentant de régler la guerre des Malouines) lance une exclamation avec la force d'un crachat coléreux: « Un autre Castro en Amérique latine? S'il vous plaît! » C'est à dire, pas fous. Allende devait tomber.

Haig est un soldat actif dans cette cause. Dans ma nouvelle « Carter à New York », Joe Carter raconte à un ami mourant la façon avec laquelle Haig (Alexander Higgins dans la nouvelle) dit au revoir à Allende avant de monter dans l'avion qui le transportera aux États-Unis, sa tâche étant accomplie. Il explique: « Le problème aujourd'hui c'est l'Islam. Mais lorsque j'avais 24 ans, j'ai connu le sénateur républicain Alexander Higgins. L'homme était un génie. Un des grands cerveaux qui – autour de 1973 – ont liquidé le gouvernement socialiste de Salvador Allende. Et qu'il lui avait confessé – il ne faisait pas grand chose entre une gorgée et l'autre – certaines choses. '' Tu sais, Carter, Allende avait la béatitude d'un archange. En plus, qu'est-ce que je pouvais faire, moi? Seulement le reconnaître, mais ne pas éviter mon travail par des sentimentalismes dangereux qui te mentent ou t'aveuglent. La dernière fois qu'il a tendu la main, peu avant le coup d'état qui acheva sa vie, moi j'abandonnais la République du Chili, tout était déjà fait. J'ai approché mon visage du sien et d'une voix très basse mais audible pour lui et pour moi, je lui dit: ' Vous êtes un homme pur. Communiste ou non. Quand vous tombera dessus le chaos que nous avons préparé rappelez-vous ces paroles d'un de vos ennemis. Vous êtes un homme bon, dans l'erreur, mais honnête et vaillant. Je serre votre main avec fierté, docteur Allende. Et c'est la dernière fois que je le fais. ' Il m'a regardé à travers ses lunettes doctorales, d'académicien, d'homme cultivé. Il a dit: ' Pourquoi, si vous me respectez tellement êtes-vous du côté de ceux qui cherchent ma destruction? ' ' Docteur, c'est très simple: un autre Cuba en Amérique latine, non. Nous ne pouvons permettre cela. ' ' Et qui êtes-vous pour permettre ou non ce qu'un peuple a choisi démocratiquement? ' ' Les États Unis d’Amérique. Et vous, notre arrière-cour. Nous ne voulons pas plus de problèmes par ici. Essayez de vous sauver. Fuyez. ' 'Jamais. Vous ne me respecteriez pas si je fuyais. Vous me respectez parce que vous savez que je lutterai jusqu'à la fin. ' ' Je le sais. Ce que je ne saurai jamais, c'est pourquoi vous lutterez jusqu'à la mort pour une cause aussi infâme. ' Allende m'a cloué des yeux. Diable, quand il regardait méchamment tu pouvais trembler si tu n'étais pas dur, si tu manquais de couilles. Il dit ' Ce que je ne saurai jamais c'est comment vous dites me respecter en étant un mercenaire au service d'un empire d'assassins. ' ' Docteur, nous ne sommes pas nés pour nous entendre. Nous sommes sur le point d'arrêter de nous respecter. Et si je demeure une ou deux minutes de plus avec vous j'en arriverai à faire le travail que bientôt feront vos bourreaux. ' 'Vous semblez les connaître. ' ' Nous les avons entraînés nous-mêmes, docteur. ' ' Qui est la principale tête? ' ' Vous ne le savez pas? Même ceci, vous ne le savez pas? ' Il ne dit rien. Tout était tramé d'une façon tellement irréfutable que cela ne me faisait rien de lui donner le nom du général que nous lui avions destiné comme bourreau. ' Pinochet ' ' Le général Pinochet? ' dit-il avec étonnement. Et, très sur, il dit : ' Le général Pinochet est mon ami. ' ' Docteur Allende, je pars du Chili avec un doute: est-ce que vous êtes incroyablement bon ou incroyablement imbécile, ' ' Eh bien, je vous dis au revoir avec une certitude: vous êtes un chien, une scorie humaine qui insulte l'essence de l'homme. ' ' Je regrette de vous désillusionner, docteur: mais cette essence, entre nous deux, moi, je l'incarne mieux que vous. Je vous laisse une leçon avant de m'en aller: vous, comme communiste, croyez que cette essence est bonne et qu'il suffira qu'elle triomphe pour que les hommes soient libres. Nous croyons qu'elle est mauvaise. Qu'elle est égoïste et que seulement l'argent compte pour elle. C'est pour cela que nous les tuons et que nous continuerons à les tuer et que nous gagnerons toutes les batailles. Pensez-y. ' » (Carter en New York, ed. Cit. pp. 105/106/107).

L'autre facteur décisif de la déroute de Allende fut « le doyen de la presse chilienne » le périodique centenaire El Mercurio. Agustin Edwards, son directeur, voyagea jusqu'aux bureaux de Nixon et revint avec deux millions de dollars pour le travail démocratique à entreprendre. À partir de ses pages enflammées de patriotisme anticommuniste, El Mercurio appela à la lutte les femmes de bonnes familles chiliennes, qui sont terribles. Elles ont inauguré la mode des « cacerolas » - l'usage des casseroles dans les manifestations populaires est devenu une nouvelle façon de protester, les cacerolazos-.

Tout est dit. Allende se réfugie à La Moneda et dit qu'il n'aura pas à fuir. Il reste là. Il s'enfonce avec son bateau. Il porte un casque de guerre et tient une mitrailleuse. Il prononce un dernier discours: «Travailleurs de ma Patrie, j'ai confiance au Chili et à son destin. D'autres hommes vaincront ce moment gris et amer en lequel la trahison prétend s'imposer. Continuez à savoir que beaucoup plus tôt que tard, de nouveau s'ouvriront les grandes avenues où passe l'homme libre pour construire une société meilleure». Don Agustin Edwards, directeur du « doyen de la presse chilienne » aura trinqué avec un bon champagne. Les femmes de bonne famille, heureuses. Les ouvriers persécutés et assassinés. Là-bas, au Nord, la CIA, Nixon et Kissinger satisfaits. Allende se suicide ou ils l'ont tué. Mais il est demeuré à son poste jusqu'au dernier moment. Le 11 septembre dont l'Amérique latine se souvient et qu'elle pleure est celui-là. L'autre, celui des Tours, nous ne savons pas qui l'a fait. Et, avec obstination, comme cela aurait plu à Don Salvador, nous continuerons à croire qu'une fois, bientôt ou plus tard, s'ouvriront les grandes avenues. Et le premier à y passer sera don Salvador Allende. Une énorme pancarte avec son visage d'homme bon, qui a rêvé d'un rêve peut-être impossible, mais qui l'a soutenu jusqu'à la fin. Ainsi, Salut, héros, martyr, exemple pérenne. En vous le meilleur de la condition humaine s'est incarné.

Traduction, Jean McComber, 14 septembre 2010.

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